Journal d'outre-mort
de Jeanne BRESCIANI
Pierres écrites (PÉTRA) | Paru le 01/07/2010 | 18,00 €
Jeanne Bresciani, originaire de Corse, vit et travaille à Paris.
Elle a déjà publié quatre ouvrages :
– Affriques, aux éditions Tierce, Paris, 1981.
– La Danse de ténèbres, aux éditions Fus’Art, Bordeaux, 1997.
– Deux rue de la Marine, en collaboration avec Hélène Bresciani, aux éditions Vents Contraires, Aix-en-Provence, 1999.
– Les Vestiges de Janvier, aux éditions Pétra, décembre 2004.
ainsi que divers textes, notamment :
– « Doublures », "Fragmentaires", 1982.
– « Troubles de mémoire », "Lieu commun", 1984.
Paris, juillet 1997 : mort de l'écrivain Maxime Desroches dont la plume reprend vie à travers les souvenirs de Vanina Ventiseri, une amie corse avec laquelle il avait « une étrange relation ». Grâce à elle, il poursuit son travail d'écriture inachevé « de concert avec elle, en italiques invisibles ». Vanina passe outre la mort de Maxime, et ce dialogue d'« outre-mort » inspire aux deux protagonistes diverses réflexions sur la mort, l'au-delà, l'amour, l'amitié et l'acte d'écrire. Le style élégiaque et ciselé de Jeanne Bresciani rend parfaitement la puissance évocatrice et la force vitale de l'écriture, que même la mort ne peut annihiler, et nous tient en haleine jusqu'à la révélation finale du secret métaphysique que détient Vanina et qui provoque l'interrogation essentielle sur le sens de la vie et de la mort : « J'attends peut-être aussi qu'elle me livre, à son insu, le secret qu'elle semble retenir à propos d'une expérience peu commune ». Dans ce récit intelligent, érudit, sensible, profond, empreint de mystère métaphysique et émaillé d'humour, l'auteur joue avec brio des différentes tonalités de voix qui se répondent et offre une réflexion profonde et originale sur ses thèmes de prédilection, la mort, la mémoire, la mélancolie, née de la nostalgie, et aussi la difficulté d'écrire.
EXTRAITS
Journal posthume de Maxime :
« Présent ! » Me suis-je écrié, comme à l’école ou à l’armée, en un réflexe oublieux des circonstances, tandis que le prêtre commençant son oraison funèbre prononçait les paroles du Christ : « Quand tu étais jeune tu bouclais toi-même ta ceinture et tu partais où tu voulais, bientôt un autre t’entourera de cordes et te conduira là où tu ne voudras pas aller »… Ils ont entouré de cordes mon cercueil et l’ont fait descendre dans la terre de ce petit cimetière, juste en face de ma maison. « Comme c’est pratique ! » Avais-je ironisé de mon vivant au moment de notre installation en Provence, dans ce village inconnu, avec pour voisinage immédiat ces morts qui n’étaient pas de mes familiers mais qui le deviendraient à fréquenter leurs tombes, déchiffrant leurs noms anonymes, l’énigme de leur regard à travers quelques portraits, imaginant leur histoire… J’ai compté mes proches, mes amis : ils étaient moins nombreux que ces défunts. La saison ne s’y prêtait pas. Certains étaient encore en vacances, d’autres m’avaient précédé dans la tombe : « Après vous mon cher… Oh ! Je n’en ferai rien »… À ces extrémités s’arrêtent les courbettes et la courtoisie… On avait beau me dire que cette fois « j’avais la main », j’aurais bien volontiers passé mon tour mais « La main était au mort. » Je n’y échappai point.
Autrefois, dans mes déserts tourmentés, j’envisageais la mort comme un remède, sachant qu’elle se cachait derrière les mots tel un squelette de papier et je ne m’intéressais qu’à tenter de la débusquer pour ne pas me faire surprendre, explorant à ses heures le silence et l’ombre, guettant dans le miroir son approche furtive, flattant sa convoitise en m’offrant corps et âme, en proie à de macabres obsessions. Je me rendais insupportable pour attirer son attention, agitant le chiffon rouge de mon sang, de ma douleur, sous ses naseaux d’animal sombre, inévitable… Mais le coup fatal ne venait pas.
Je n’étais sûr que d’une chose : que nous serions pardonnés par le fait même d’être morts. (pp. 17-18)
Journal de Vanina :
Je revois une vieille école délabrée où des arbres juvéniles semblaient pousser avec nous. Ils agitaient leur chevelure abondante pour nous faire signe dès le matin, offrant la résistance de leur tronc et de leurs branches à nos jeunes corps avides et maladroits, aux ailes soudain plus grandes que le nid… Si seulement, je pouvais encore ressentir l’intensité de l’enfant que j’étais qui faisait son miel d’une phrase ou d’un événement… Revivre d’un regard à travers la tache d’huile qui s’élargissait sur un sac de papier brun contenant quelques noix qui avivaient sa gourmandise, soupeser à pleines mains les cornets de jujubes acidulés et croquants, lustrés de convoitise, admirer envieuse les « gamines des rues » croquant à belles dents les petits tubes en verre remplis de coco Boer, pour ne rien perdre, au mépris des blessures, de cette poudre brune délicieuse, aux saveurs de réglisse, recrachant au loin le verre se mêlant au magma de morve, de salive noire et de sang, lèvres et langue coupées par un plaisir plus fort que l’interdit… La mort déjà mordait leurs bouches tendres et moqueuses et je ne savais alors de la poudre, de leur insolence joyeuse ou de leur mépris, ce qui me fascinait tant… (p. 31)
Lorsque je t’ai connu, il y avait déjà longtemps que tu ne sortais quasiment plus de chez toi, que tu préférais les pages à tes verts pâturages. On t’avait consacré écrivain d’avant-garde et il te fallait en répondre.
Tu t’enfermais chez toi, dans une pièce unique, rideaux tirés, et je me souviens, avec une impression d’effroi, du cri muet d’une plante verte de ton salon, tordue de désespoir, collée contre la vitre pour recevoir le faible rayon d’un pâle soleil d’hiver : noire et desséchée, elle tentait de s’arracher vainement à son pot de terre pour boire ce filet de lumière que tu lui refusais. Était-ce ta vengeance contre une nature qui ne t’aurait pas livré tous ses secrets ou n’avais-tu de regards que pour toi-même ? Des jours, des années à écrire, à cultiver la précision, l’art de l’introspection, à te prendre inlassablement dans l’objectif de ta chambre noire…
Tu n’avais plus que des aventures intérieures à décrire. Il fallait que tu laisses l’instant éternel te frôler au plus près, que tu permettes à l’épée, à la lance d’Achille ou à la plume acérée de t’adouber près du cœur, quand la raison se tait, pour te figer en quelque phrase de cristal, chevalier de la nuit, Don Quichotte de la syntaxe avec la mort pour Dulcinée…
Tu avais oublié la voix des fleuves et des rivières mais tu ouvrais les vannes de la musique dans le lit de tes solitudes. Purcell ou Monteverdi, tu te laissais emporter par leur flux cuivré, donnant libre cours à ta folie silencieuse dont tu suivais la trace sur la page tel un sismographe sensible aux moindres écarts de notes, aux tremblements de la chair… Pourtant de tous les fleuves sacrés c’est le bourbon qui eut raison de toi.
As-tu recréé, dans l’au-delà, ton intérieur, ta chambre, en rajoutant quelques nouveaux livres dont un seul coup d’œil t’aurait livré le contenu ? La mort est prévenante, pourvu que tu lui cèdes, elle te facilite la vie.
Récemment, j’ai lu qu’un vieux bibliothécaire, mort depuis longtemps continuait à hanter les lieux de son travail. C’est une jeune lectrice qui aurait aperçu son fantôme. Les obsessions des morts hantent toujours les vivants. Sans doute est-ce cette routine post-mortem qui demeure la plus difficile à combattre et que l’on nomme possession… (pp. 65-66)