Lien rouge
Plusieurs voies s’offrent aux Hommes pour décrire le monde et raconter des histoires. Parce que celle des mots lui faisait défaut, Alain Nahum a choisi la voie des images : animées en tant que réalisateur pour le cinéma et la télévision, fixes comme photographe ou fixes animées pour ses vidéo-graphies. Et elles en racontent des histoires, toutes ces images !
L’oeil photographique de l’artiste est à l’affût du fragment le plus discret, de la moindre trace de notre existence et de notre passage sur Terre. La ville est son champ d’investigation, son « atelier à ciel ouvert » ainsi qu’il le dit lui-même. Et quel vestige plus modeste peut-on trouver dans nos rues, qu’un mouchoir en papier abandonné la nuit sous la pluie ?
Pour Alain Nahum, c’est une prise de choix : il en fait plusieurs fois le tour, le photographie, le triture du bout du pied, le re-photographie... Et la magie opère, le sujet apparaît, le fantôme prend corps ! Ainsi naissent les
« Papiers de nuit ».
Plus tard à l’atelier, les images seront retravaillées, un trait rouge viendra structurer l’espace, réunir ou diriger les personnages, comme autant d’acteurs flottants et silencieux, évoquant à l’artiste Beckett et le théâtre Nô... Conçues comme des haïkus photographiques, ces images métamorphosées feront enfin apparaître le
« Lien rouge » ou Akai ito, le fil rouge du destin en japonais.
L’ouvrage présente les deux actes de ce petit théâtre imaginaire, conte poétique et féerique : les Papiers de nuit sont introduits par un texte de Philippe Charlier (du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac et auteur de Comment faire l’amour avec un fantôme) ; une « gerbe de textes courts » d’Ikezawa Natsuki (écrivain et critique littéraire japonais) accompagne Lien Rouge-Akai Ito. L’ensemble est préfacé par Corinne Atlan, traductrice de japonais.
Et s’ils viennent visiter vos rêves, n’ayez donc plus peur des fantômes...
Bonus
"De l’asphalte à la galaxie" - Préface de Corinne Atlan
Alain Nahum a cette faculté particulière, que l’on pourrait qualifier de « japonaise », d’accorder son attention aux traces ténues, au presque rien, à l’insignifiant ou prétendu tel. Son regard fait éclore au coeur des éléments les plus humbles une poésie sombre, surréaliste, où s’exprime l’essence même de notre temps.
Nous voilà donc contraints de fixer un spectacle sur lequel l’oeil ne s’attarde pas d’ordinaire - des mouchoirs effilochés, abandonnés sur le bitume – et invités à dépasser notre trouble pour plonger dans un foisonnement
d’images vaporeuses, que relie un fil rouge. Nous assistons alors avec fascination à un défilé spectral digne de la "Parade nocturne des cent démons", thème cher aux peintres de l’archipel nippon. Tels des yôkai* dans la nuit d’été, ces fantômes de chiffon voués à disparaître soulèvent sur leur passage inquiétude et frissons.
(*Êtres surnaturels, monstres, esprits, dans l’imaginaire japonais - NDLE). Les trous noirs de leurs yeux, vides de toute prière, se tournent par moments vers nous, interrogateurs, accusateurs peut-être. Qui sont-ils ?
Danseurs drapés de tulle flottant parmi les étoiles, éclopés emmaillotés de bandages, brancardiers transportant des moribonds, victimes de la guerre et de la pauvreté étendues sur les trottoirs de nos villes, ou
libertins sortis tout droit d’une gravure du dix-huitième siècle ?
Le fil rouge qui les encercle, les guide ou les entrave - tour à tour corde à sauter, fouet cinglant, filet de sang, fil d’Ariane ou flux du temps - signe leur appartenance à une humanité pétrie de cruauté, d’effroi, d’indicible douleur mais aussi d’énergie bondissante, de solidarité, de résilience…
Le fil du karma - qui nous relie les uns aux autres et conditionne nos vies en fonction de nos actes passés - nous tient tous dans sa nasse, individuellement et collectivement. C’est nous-mêmes, en fin de compte,
que reflètent ces images en miroir.
Le musubi - noeud rouge traditionnel qui matérialise l’énergie de la vie et l’interconnexion des êtres - agrémente au Japon les voeux de bonheur ou de prospérité, lie les sachets de thé ou d’encens précieux,
adoptant selon les circonstances et la saison la forme de fleur de prunier ou de chrysanthème, d’épi de riz ou autres symboles de bon augure.
Ici, les boucles lâches, dénuées de motifs particuliers, semblent attester que le destin de l’humanité n’est pas encore scellé. Le lien rouge qui parcourt ces photographies souligne aussi bien nos capacités d’amour
et d’entraide, notre attrait pour le plaisir et la beauté, que notre propension à nous entre-déchirer et à nous détruire avec son long cortège de souffrance.
Ambivalence fondamentale qu’Alain Nahum capture d’un seul geste, transmuant en objets d’art féeriques les rebuts d’un monde littéralement malade, et apaisant ainsi un instant - tout en les mettant en lumière - nos angoisses sans remède.
Fiche technique
Prix éditeur : 28,00 €
Collection : Séries d'Artistes
Éditeur : L'OEIL DE LA FEMME À BARBE
EAN : 9791096401222
ISBN : 979-10-96401-22-2
Parution :
Façonnage : relié
Poids : 880g
Pagination : 96 pages