MAM'ZELLE GNAFRON
et Jean-Yves MASSON (préface)
Gnafron. – T’as donc pas vu dans les journaux de Paris qu’y paraît que le lyonnais c’est pas du français ?
Guignol. – Et t’as cru ça, grande bête ! Y sont jaloux pasque c’est nous que le parlons le mieux, le français, le plus vieux. Te sais donc pas que nous étions capitale avant eusses ; que nous faisions de vin quand y buvaient pas seulement du râpé ; qu’y avait déjà chez nous une Compagnie des Eaux avec ses tuyaux sur des arqueducs grands comme de cathédrales, que leur Paris était encore qu’un village en bois au bord d’un gaillot si peu conséquent qu’on le traverserait en quatre brassées. Ils ont la langue de tout le monde, ces faiseurs de fufus ; nous, nous parlons comme nos anciens, et le gone qu’en aurait honte, ça serait qu’un mauvais gone, un mauvais Français, un Barrabas, un Judas. T’entends ? Faut pas plus renier son parler que son vin.
Créé au tout début du XIXe siècle par le marionnettiste Laurent Mourguet (1769-1844), Guignol fut pendant plus d’un siècle le porte-parole du petit peuple de Lyon, et surtout des « canuts », les ouvriers de la soierie. Au plus fort de leur popularité, jusque dans les années 1950-60, Guignol et son inséparable ami Gnafron furent au cœur d’une intense production théâtrale, due à de très nombreux auteurs.
En 1925, la société des Amis de Guignol édita à Lyon, à tirage très limité, un choix des meilleures pièces écrites au cours des soixante années précédentes, pour compléter le premier répertoire « classique » rassemblé par Jean-Baptiste Onofrio en 1865. C’est ce recueil rarissime, plein d’inventions savoureuses, que nous rééditons aujourd’hui.
Bonus
Alors même qu’il est tant de marionnettes plus luxueuses, à la gestuelle plus raffinée, d’où vient le durable pouvoir de fascination de Guignol ? D’abord, bien sûr, de la formidable énergie vitale dont il fait preuve et qu’illustrent bien la plupart des textes qu’on va lire. La vivacité de son langage n’est qu’un des aspects – le plus touchant peut-être – de cet élan irrépressible qui l’anime.
Mais il y a peut-être d’autres raisons encore. Guignol est un diablotin en qui survit l’esprit de la Farce venu de la plus haute Antiquité. Lui et ses amis sont de petits démons dionysiaques. Ils sont sortis tout droit d’un cortège de Bacchus. Ils célèbrent le vin et la bonne chair dans l’une des villes du monde où l’esprit du paganisme et celui du christianisme ont fusionné de la manière la plus intime et la plus féconde. À Lyon, la cuisine est un culte, une cérémonie, et tout bon repas – nécessairement familial et amical – une communion. Ce ne sont pas là choses dérisoires : c’est l’essence même de la vie sociale, le plus haut degré de la culture, la réconciliation du sensible et du spirituel. D’un merveilleux bourgogne qu’il boit avec dévotion, un vrai Lyonnais dira le plus sérieusement du monde, sans avoir l’impression de blasphémer, qu’il est « le Bon Dieu en culotte de velours » qui lui descend dans la gorge ; parole impossible si la messe chrétienne n’était pas l’héritière d’un rituel dionysiaque où l’on boit le sang même de Dieu, « fruit de la vigne et du travail des hommes ».
Si Guignol nous parle encore, c’est qu’enfant de la première Révolution industrielle, il fut une protestation de l’imagination populaire contre les cruautés de celle-ci, et cette protestation ne s’est jamais entièrement tue. Guignol fait feu de tout bois, il est d’une astuce infinie, rien ne l’abat complètement, rien ne le décourage durablement (il faut vraiment le triomphe moderne de l’argent et la grossièreté des spéculations boursières pour qu’il en vienne, dans Guignol boursicotier, à sa première tentative de suicide). Contrairement à Gnafron, moins agile, qui a souvent plus de peine à survivre, son « salsifis » fait de lui une lointaine incarnation du Kairos, le dieu de l’Instant présent, de l’Occasion qu’il faut saisir par les cheveux. Il est un personnage essentiel de la Fête – de la « vogue », dirait-on à Lyon – qui est le moment de toutes les chances, de toutes les rencontres, et qui fit longtemps partie des traditions essentielles de la ville.
Allons plus loin. Ce qui donne à Guignol son aura, sa puissance imaginaire, ce qui explique les harmoniques qu’il éveille toujours dans notre inconscient, c’est que toute sa force lui vient d’en-bas, de la main du marionnettiste caché qui le porte à bout de bras. Guignol, dans son principe, n’est qu’une tête creuse enfilée sur un doigt levé. C’est un poing dressé de profundis, un cri lancé depuis les bas-fonds. Guignol se lève et demande la parole, pour ne plus la rendre. Il proteste au nom du corps, au nom de la dure réalité de sa condition. Il ne cesse de nous dire qu’il patauge dans la boue (et que de mots chez lui pour la nommer !). Il ne peut et ne veut sans doute pas s’en extraire, sauf à trahir ce qu’il est : Guignol est dans l’immanence. C’est tout le contraire de la marionnette à fils, qui est non seulement d’essence plus aristocratique, mais reçoit son mouvement d’en haut.
(Extrait de la préface)
Fiche technique
Prix éditeur : 21,00 €
Collection : Éditions de la Coopérative
Éditeur : COOPÉRATIVE (ÉD. DE LA)
EAN : 9791095066033
ISBN : 979-10-95066-03-3
Parution :
Façonnage : broché
Poids : 450g
Pagination : 368 pages