Balerina, Balerina
(Balerina, Balerina, 1997)
L'auteur
Diplômé de mise en scène théâtre et cinéma de l’Académie d’art théâtral et cinématographique de l’Université de Zagreb (Croatie, ex-Yougoslavie), Marko Sosic (né en 1958 à Trieste) a travaillé comme metteur en scène de théâtre et pour la télévision, en Slovénie et en Italie. Il a été directeur artistique du Théâtre national slovène de Nova Gorica (Gorizia en italien, ville située à la frontière entre l’Italie et la Slovénie) et, à deux reprises, directeur ainsi que directeur artistique du Teatro Stabile slovène de Trieste et du Teatro Trastevere de Rome. Il a écrit et mis en scène de nombreuses pièces radiophoniques, des pièces pour enfants et réalisé plusieurs courts-métrages. Il est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles. Marko Sosic partage sa vie entre Trieste, Ljubljana et l’Istrie.
Bibliographie :
- De la rosée sur la vitre, recueil de textes, 1991 (en slovène uniquement)
- Mille jours, deux cents nuits, chronique théâtrale, 1996 (en slovène uniquement)
- Balerina, Balerina, roman, 1997 (traduit en italien, serbe, croate, anglais, et en français aux Editions franco-slovènes & Cie)
- Tito amor mio, roman, 2005 (traduit en italien, à paraître en anglais, et en français aux Editions franco-slovènes & Cie)
- De terre et de rêve, recueil de nouvelles, 2011 (en slovène uniquement)
- Qui de loin t’approches de moi, roman, 2012 (en cours de traduction en italien).
Le roman
Premier roman de Marko Sosic, Balerina, Balerina paraît en Slovénie en 1997 et commence à être traduit en 2005. Il est rapidement sélectionné pour faire partie du projet européen « 100 romans slaves », imaginé par plusieurs éditeurs de onze pays de langue slave, aux côtés d’auteurs russes, macédoniens, serbes, etc., dont certains déjà traduits en France. Plusieurs prix ont récompensé ce roman :
- Prix Vstajenje (« résurrection ») à Trieste en 1998
- Mention spéciale du prix Umberto Saba (Trieste) en 2005
- Prix de la ville de Salo en 2005
Balerina, Balerina est traduit jusqu'à présent en italien (2005), serbe (2013), croate (2013), français (2013), anglais (2014, Dalkey Archive Press)
L'histoire de Balerina, Balerina
Balerina est une enfant qui ne parle plus. « Elle ne joue plus. Elle s'isole et on se demande à quoi elle pense. On l'interroge, et elle ne répond pas. Elle entend tout, ma elle ne parle plus. Elle rit, elle pleure, mais on ne sait ni quand ni pourquoi. On ne sait pas à quoi elle pense, ce qui lui trotte dans la tête... (...) Elle reste sur la pointe des pieds pendant des heures et des heures (...) elle se met là, dans le coin, elle monte sur la pointe des pieds et elle ne bouge plus. On ne peut rien faire, ils disent... que ça arrive parfois aux enfants. »
Aussi, Marko Sosic prête à Balerina sa voix poétique, son expression directe et limpide, pour qu'elle nous raconte : « Alors maman se tourne vers moi. Je me tiens sur la pointe des pieds et je vois son visage. Alors aussi je vois des larmes et son sourire, et j'entends encore les derniers mots de maman. Qu'allons-nous devenir, hein, Balerina ? »
Balerina grandit dans une famille modeste de la minorité slovène de Trieste. Elle observe avec des yeux innocents parfois effarouchés, mais surtout avec simplicité, son quotidien et celui de ceux qui l'entourent : « Je vois [maman] s'avancer vers moi. Derrière ses pas, tout est bleu. Dans le matin. L'armoire en bois et son miroir, la commode, la chaise. Tout est bleu. Maman aussi est bleue. Ses cheveux, qu'elle a coiffés dans la cuisine et roulés en chignon, ses yeux, sa bouche, ses mains. Ses mains aussi sont bleues, dans le matin. (...) Elle me coiffe. Je regarde le miroir. Je vois le champ, bleu, dans le matin, les mauvaises herbes, hautes et fines (...) Je vois devant moi le champ labouré, je le vois dans un bout du miroir, là où il y a mon visage et celui de maman, qui se presse contre le mien, et il parle, ce visage, qui est celui de maman. Nous allons mettre une petite goutte de profumo, dit-elle, et de ses doigts elle effleure mon cou. C'est du Mennen, dit maman, c'est de la dopobarba, ma ça sent comme du profumo. Mmmm, dit ensuite maman, comme elle sent bon notre Balerina. »
L'histoire commence dans les années soixante et se poursuit tant que Balerina est en vie. Celle-ci décrit au fil des jours les événements qui ponctuent son quotidien, grands (l'homme qui va marcher sur la Lune, la guerre du Vietnam) comme petits (sa fête d'anniversaire, une sortie au concert...). Balerina ne porte pas de jugement, ressent les choses, parfois les refuse, brutalement, souvent s'interroge et écoute beaucoup les autres. C'est ce regard neuf, vierge de tout préjugé, qu'elle promène sur le monde, mais aussi le regard de ses proches, l'acceptant avec tendresse et amour telle qu'elle est, ne se résolvant jamais à l'abandonner malgré la lourdeur de son handicap (ils y seront pourtant contraints) qui font la force de ce livre. Marko Sosic, qui s'est glissé dans la tête de Balerina, nous plonge ainsi au cœur des émotions de ses personnages et, ce faisant, au cœur des nôtres.
Cependant l'art de Sosic ne tient pas seulement à sa position de Balerina-narratrice, il tient aussi à son style, qui se déploit, serein, de phrase simple en phrase simple, pour finalement nous frapper par un trait cruel ou sa puissance d'expression : « Soudain, maman dit qu'Albert va venir d'Australie. Il vient avec la signorina, dit papa, et il sourit. Maman dit que nous devons bien l'accueillir, qu'il n'est pas rentré à la maison depuis vingt-cinq ans et que nous devons tout oublier. Le passé, c'est le passé, dit maman et elle se met à ranger les assiettes. Moi, je suis assise à table et j'écoute. Et Karlo dit qu'il ne va pas recevoir chez lui une putain qui est allée avec toute une caserne d'Américains, et qu'il se fiche comme d'une guigne qu'il soit tombé amoureux d'elle. Je ne sais pas ce qu'est une putain, je ne sais pas ce qu'est toute une caserne d'Américains, je ne sais pas ce qu'est une guigne, et je ne sais pas ce que c'est qu'il soit tombé amoureux d'elle. Je sens la chaleur me monter au visage, je voudrais me lever et me mettre dans mon coin sur la pointe des pieds et regarder dans la cour. Ensuite papa aussi dit le passé, c'est le passé (...) Je regarde Karlo, il vide un verre de vin et regarde son assiette. Après tout, dit papa, si tu as trouvé du travail, c'est parce qu'Albert est parti en Australie. Ensuite Karlo lève les yeux et dit lui aussi : Ma si, le passé, c'est le passé. »
Cet art de la surprise, du coup de théâtre, pourrait-on presque dire, et de l'image est sans conteste la marque de l'homme de théâtre, précisément, et de cinéma qu'est Sosic. Voici deux magnifiques scènes, parmi bien d'autres que recèlent ce roman :
« Maman n'est pas là. Je suis couchée et j'attends. Je n'entends pas ses pas. (...) J'écoute. Maman n'est pas là. Je sens que j'ai froid. Je me lève. (...) Je m'approche de la porte. Je la vois, je la vois de plus en plus près. Elle est ouverte. Je passe la porte, j'arrive dans la chambre de maman. La porte est entrebâillée. Je la pousse. Maman est sur le tapis, près du lit. Je m'approche. Maintenant je suis tout près d'elle. Je la regarde. Je pense qu'elle aussi a rêvé des nuages, qu'elle volait, qu'elle tombait. Maman a les yeux ouverts, bleus comme le matin. Puis je prends maman par la main. D'abord je me penche et je la prends par la main. Je veux qu'elle se mette debout, qu'elle vienne dans la chambre, et qu'elle dise : Bonjour, Balerina. Je la tiens par la main et je la tire vers moi. Maman et le tapis me suivent. Je la fais tourner autour de moi, je veux qu'elle se lève. Ensuite je crois que maman rit, que ça la chatouille, et je ris moi aussi, et ensuite je m'assois par terre à côté d'elle sur le tapis et je regarde ses yeux, qui sont bleus (...). »
« Maintenant c'est le soir. Je suis vêtue de ma chemise de nuit et j'ai des chaussons avec un papillon. Karlo est en haut (...). Il dort. Je sais. Moi, je suis debout devant la porte qui est entrebâillée. Je vois le lit. Il n'y a pas maman, ni Franc. Il y a l'oiseau fatigué. Je sais. Karlo a dit qu'il le mettrait sur le lit où dormait maman. Je lève le bras, je vois que je lève le bras et que je pousse la porte, et je l'aperçois, l'oiseau, sur le lit. Il ne dort pas. Il me regarde. Ses yeux brillent dans le noir parce qu'il y a un clair de lune et les yeux des oiseaux dans le feuillage brillent aussi, ma eux ne tombent pas dans la cour, parce qu'ils ne sont pas fatigués, et quand c'est un nouveau jour ils s'envolent, et moi, je les vois, je regarde par la fenêtre de la cuisine et je vois qu'ils se sont envolés, qu'ils vont picorer dans le champ, sur le cerisier, et ensuite ils reviennent quand c'est le soir et que je suis dans ma chambre et que je regarde par la fenêtre, et maman n'est pas là parce qu'elle est au ciel. »
Enfin, comme tout grand roman, Balerina, Balerina se prête à de nombreuses interprétations : l'enfermement mental de Balerina représente pour certains critiques une métaphore de la survie difficile qu'a connue la communauté slovène à Trieste par le passé, d'autres, tel le philosophe Evgen Bavcar, voient en Balerina l'image de tous ceux qui, placés à la marge (handicapés mentaux, physiques, exclus de la société...), continuent, malgré tout, à vouloir rester debout. Marko Sosic, lui, se tient toujours à leurs côtés.
Encore un extrait :
« J'aperçois des papillons, soudain. Beaucoup de papillons, bleus comme le matin, comme maman quand elle ouvre la porte et qu'elle regarde dans la chambre. Alors elle est bleue, dans le matin, parmi les papillons. Je me tourne vers eux et je continue à marcher (...). Ils sont comme ceux de ma robe. J'ai peur que ce soient justement ceux-là. Maman laisse parfois l'armoire ouverte et moi, j'ai toujours peur quand l'armoire est ouverte, parce que les papillons pourraient se sauver dans la chambre, dans l'escalier jusqu'à l'entrée, dans la cuisine, et ensuite ils pourraient se cogner à la fenêtre parce qu'ils voudraient aller dans la cour. Les papillons ne savent pas ce qu'est une porte. Maman dit qu'on ne peut sortir que par une porte, par une porte ouverte. Je le sais. Les papillons ne le savent pas. Mais si ce sont eux, si ce sont les miens, ceux qui volètent autour de moi, cela veut dire qu'ils ne se sont pas cognés à la fenêtre, qu'ils ont trouvé la porte et, s'ils ont trouvé la porte, ils reviendront aussi par la porte. Ce soir ils seront de nouveau dans l'armoire, sur ma robe. Si la porte est fermée. »
Traduit du slovène par Zdenka Stimac
Fiche technique
Prix éditeur : 15,00 €
Collection : Romans slovènes
Éditeur : FRANCO-SLOVÈNES & CIE
EAN : 9782954284507
ISBN : 978-2-9542845-0-7
Parution :
Façonnage : carré/collé
Poids : 160g
Pagination : 130 pages