La nouvelle en France: beaucoup d’auteurs, peu de lecteurs
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La nouvelle en France: beaucoup d’auteurs, peu de lecteurs
PAR EMMANUELLE FAVIER
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 28 FÉVRIER 2019
La nouvelle est, en France, un genre littéraire dédaigné ; chaque acteur se renvoie mutuellement la faute, en un cercle vicieux dont la grande perdante est la créativitélittéraire. À l’occasion de la parution en février du dernier recueil d’Éric Faye, un des principaux représentants actuels du genre, état des lieux et tentative de démêler quelques-unes des causes de ce dédain.
C’est un constat largement partagé par le monde littéraire, au point qu’il en est devenu le réflexe déploratif de toute conversation abordant le sujet : en France, la nouvelle est un genre dédaigné. Les éditeurs n’en publient presque pas et, s’ils en publient, leurs représentants ne les représentent pas, sous prétexte que les journalistes n’en parlent pas et que les libraires n’en vendent pas, sous prétexte que les lecteurs n’en lisent pas... Chacun se renvoie mutuellement la faute, en un cercle vicieux dont les grandes perdantes sont la créativité et la diversité française en la matière.
La nouvelle est pourtant un genre très pratiqué en France, bien qu’il le soit rarement il est vrai à l’exclusion de tout autre. Quelques auteurs confirmés font fi de cette résistance, grâce notamment au courage de leurs éditeurs, et continuent de publier des nouvelles, généralement en parallèle de leur production romanesque. Éric Faye – sur qui nous avons déjà écrit (voir ici et là) –est de ceux-là.
Avec quelques autres comme Marie-Hélène Lafon, Maurice Pons, Georges-Olivier Châteaureynaud, Joël Egloff, Christiane Baroche ou encore Annie Saumont, il est l’un des représentants contemporains de la nouvelle, qu’il publie avec régularité depuis 1997, date de parution de Je suis le gardien du phare. Cet auteur prolifique vient de faire paraître son huitième recueil (et trente et unième volume) chez Corti, Nouveaux Éléments sur la fin de narcisse – dont l’un des quatorze récits, intitulé « Quadrature », aborde avec humour la question de la relégation des genres autres que le roman à la périphérie du monde éditorial. Un pas de côté vis-à-vis de sa production romanesque dont il a l’habitude, donc, et qu’il s’autorise en connaissance de cause, conscient des difficultés de diffusion propres à la nouvelle.
À cette occasion, Mediapart a voulu faire un point sur la situation française de ce genre littéraire en interrogeant plusieurs acteurs du petit monde en soi qu’il constitue. Pour la plupart d’entre eux, le premier constat n’est de fait guère positif : aux yeux de Gilles Marchand, récipiendaire du prix Révélation du premier recueil de nouvelles de la SGDL en 2018 pour son recueil Des mirages plein les poches, aux éditions des Forges de Vulcain, le genre souffre même d’une forme de « malédiction», au point que le seul mot de « nouvelle »suffit à susciter la méfiance.Éric Faye renchérit : « La France, qui ne lit plus ses poètes contemporains et “boude”ses nouvellistes, reste le pays de la dictature du roman. »
Bien que moins radicale, Martine Delort, membre du comité de rédaction de la revue Brèves – qui occupe une place majeure dans le paysage français de la nouvelle depuis plus de quarante ans –, confirme que « la nouvelle se complaît dans l’incertitude et le malaise ».La forme est frappée d’un soupçon indélébile : elle serait moins susceptible de témoigner du génie d’un auteur, au point de conduire certains nouvellistes à trouver d’autres mots (on pense aux Microfictionsde Régis Jauffret, couronnées par le Goncourt de la nouvelle 2018), comme si le terme renvoyait à une pratique désuète, voire pire : amateure, qu’il s’agirait de mettre à distance.
Alain Kewes, « président-fonds de pension- factotum », comme il se définit lui-même, des éditions Rhubarbe, reste toutefois optimiste, estimant que « le nouvelliste a plus de chances qu’hier d’être publié, d’être visible et donc d’être lu ».Il précise : « C’était un terrain délaissé, dédaigné, et la nature ayant horreur du vide, beaucoup de nouvelles maisons se sont employées ces dernières années à l’occuper,à le personnaliser, à l’illustrer, au point que désormais, en nombre comme en qualité, la concurrence s’y révèle féroce. D’autant plus aiguë que, jouant sur des tirages moyens plus faibles, la viabilité des entreprises en est plus incertaine. Néanmoins, pour le lecteur un peu curieux et pour l’auteur persévérant, sinon pour les éditeurs, c’est plutôt le printemps de la nouvelle qui point. »
Reste que du point de vue marchand, comme en témoigne Nicolas Gruszkiewicz, libraire à l’Esperluète (Chartres), le constat est sans appel : « Les ventes sont quasi nulles. En septembre, on frôle le zéro pour cent du chiffre d’affaires, en mars, on flirte avec deux pour cent [...]. Le genre “nouvelle”semble presque aussi confidentiel que celui de la poésie. » Il est vrai que les succès sont rares, comme en témoigne le fait que deux noms seulement reviennent systématiquement dans la bouche des personnes interrogées : celui d’Anna Gavalda qui connut en 1999, avec Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, publié par l’alors plutôt confidentielle maison Le Dilettante, des ventes sans précédent (près de deux millions d'exemplaires) ; et celui d’Olivier Adam, dont le recueil Passer l’hiver en 2004 avait reçu le Goncourt de la nouvelle et connu un succès marchand qui, sans égaler celui de ses romans, lui était comparable. Mais ces deux exemples restent des exceptions.
Àl’instar du court-métrage, la nouvelle se maintient donc, en France, hors du champ économique. Elle demeure une première étape, une porte d’accès vers le roman, sans être considérée comme une œuvre à part entière. Qu’est-ce qui explique cette méfiance, dans le pays de Maupassant, Balzac ou Villiers de l’Isle-Adam, un pays où par ailleurs Raymond Carver, Alice Munro, Charles Bukowski mais aussi Julio Cortazar, Roberto Bolaño, Silvina Ocampo ou Jorge Luis Borges sont des références incontestéees ? À une époque oùl’accélération du quotidien semblerait vouloir privilégier la forme brève, correspondant au besoin d’optimisation du temps qui caractérise une société de la rentabilité ? C’est ce que nous avons voulu tenter d’éclaircir, en commençant par faire le panorama d’un genre délaissé.
Panorama des acteurs de la nouvelle
Unétat des lieux plus précis s’impose, à partir du comportement des différents acteurs du genre ; à commencer par les éditeurs, puisqu’aux yeux d’Éric Faye ce sont les principaux responsables de cette désaffection envers la nouvelle, qu’ils tiennent selon lui dans un véritable « mépris économique ». « Ce n'est pas en asséchant le marché qu'on encouragera la lecture des nouvelles », estime Faye, qui place toutefois quelque espoir dans l’édition indépendante : « Les indépendants sont les plus courageux, sachant que de toute façon, ils n'auront pas de prix important. Il reste heureusement des éditeurs de ce genre, à qui la nouvelle ne fait pas peur. »
Mais les éditeurs qui se consacrent exclusivement au format court en France sont rarissimes ; à l’exception d’Antidata, on peine à en trouver des exemples. Au Québec (éditions L’Instant même) ou en Belgique (éditions Quadrature), la situation est similaire, quoique sur un volume éditorial moindre, même si l’on peut déceler une plus grande volonté de porter le genre. C’est le même mécanisme de prise en charge par les structures émancipées des objectifs de rentabilité qui fait que la nouvelle est davantage portée par les petites maisons indépendantes. On pourrait pourtant imaginer que cette tâche incombe aux grandes maisons qui, par le mécanisme de la péréquation, sont davantage en mesure de soutenir la parution de nouvelles grâce au succès de romans à gros tirage.
Mais le plus souvent, pour les grands groupes d’édition, la nouvelle publiée en recueil est une fantaisie que l’éditeur accorde à un auteur patenté au sein d’une œuvre romanesque. Un auteur envoyant un recueil de nouvelles en guise de premier manuscrit, si son texte peut être remarqué pour ses qualités littéraires, se voit généralement demander s’il n’a pas un roman en réserve, préférable pour une première publication.
C’est pourtant une pratique répandue chez les romanciers de commencer par la nouvelle : ainsi d’Éric Holder, de Jean-Marie Blas de Roblès ou encore deJérôme Ferrari, prix Goncourt 2012. Aux yeux de Martine Delort, qui confirme que les éditeurs indépendants sont« plus attentifs », le problème tient surtout à la diffusion : la nouvelle est «surtout publiée par de petites maisons ou revues qui n’ont pas accès à la grande distribution ». Les grandes enseignes commerciales, qui représentent un pourcentage non négligeable des ventes de livres, la distribuent peu ou pas du tout.
Quelques revues se consacrent, sans grands moyens mais avec courage et ténacité,à défendre la nouvelle, comme Brèves, déjàcitée, mais aussi Rue Saint- Ambroise, L’Encrier renversé,Harfang ou encore la revue en ligne Onuphrius. Mais la situation de la revue en France reste celle d’un support confidentiel, comme en témoignent les impressions recueillies chaque année au Salon de la revue, aussi réjouissant par l’abondance de nouvelles publications que désespérant par le constat qu’il s’agit sans conteste d’un modèle économiquement précaire. La visibilité de la nouvelle est peut-être dès lors à trouver dans d’autres types de format, comme lorsque des auteurs reconnus écrivent « sur commande », que ce soit pour des recueils collectifs à vocation caritative (ainsi des recueils « 13 à table »des Restos du cœur) ou pour des suppléments de quotidiens comme Le Monde. La nouvelle alors peut bénéficier d’un écho dont elle est autrement privée. Ainsi de l’expérience amère qu’en a fait Emmanuel Carrère en 2002... Mais cette pratique, déjà beaucoup moins répandue en France qu’en Amérique, est en perte de vitesse. C’est pourtant un espace privilégié pour la découverte de nouveaux auteurs.
Quant aux prix, ils sont bien moins nombreux que pour le roman, qui en compte environ deux mille en France ; citons le Goncourt de la nouvelle qui, à l’instar de celui de poésie, a un retentissement commercial bien moindre que les deux prix remis à des romans par la même académie (Goncourt et Goncourt des lycéens) ; quant au prix Boccace, l’un des plus prestigieux dans le monde de la nouvelle, il n’est guère connu au-delà de ses frontières ; citons également le prix Littér’Halles, le prix Ozoir’elles, et surtout le prix Révélation du premier recueil de nouvelles remis par la SGDL.
Ce dernier prix, créé et doté par la nouvelliste Christiane Baroche en 2012, récompense un premier recueil de nouvelles et a pris le relais du Grand Prix de la nouvelle, décerné jusqu’en 2016. Pour Carole Zalberg, secrétaire générale de la Société des gens de lettres (SGDL), il était d’autant plus important de créer un prix du premier recueil de nouvelles que le genre souffre d’invisibilité, et ses auteurs avec. Sa collègue Cristina Campodonico, responsable de la communication et de l’action culturelle, explique combien ce prix est « difficile à mettre en œuvre car [...] non seulement les éditeurs publient peu de recueils de nouvelles, mais encore moins de premiers recueils [...]. Il y a donc une recherche très approfondie à faire qui fonctionne de mieux en mieux maintenant que les éditeurs sont sensibilisésà ce prix, mais malgré tout on arrive à peine à une dizaine de recueils en sélection chaque année ».
Comme le reconnaît Gilles Marchand, récipiendaire de ce dernier prix en 2018, «l’effet bandeau »d’un prix contribue à légitimer quelque peu un livre qui, sans cela, resterait marqué du sceau du soupçon ; mais cela ne suffit pas à lui conférer la visibilité dont bénéficie un roman primé.
Enfin, les salons consacrés à la nouvelle, en dépit des possibilités de diversification offertes par la multiplication des éditeurs indépendants, ont étélittéralement décimés : parmi les rares survivants, on peut citer « Place aux nouvelles » àLauzerte (près de Montauban) et les journées Littér’hallesà Decize, dans la Nièvre. Citons également les manifestations ponctuelles organisées par l’association Tu connais la nouvelle ?, créée en 1995, et qui est notamment à l’origine du prix Boccace. Ont en revanche disparu les salons de Bures-sur-Yvette (Essonne) et de La Clayette (Saône-et-Loire), ce dernier ayant été tout récemment remplacé par un salon généraliste.
De même celui d’Ozoir-la-Ferrière, l’un des plus importants à donner sa chance au genre de la nouvelle, a dû peu à peu se résoudre à laisser le roman et la littérature de genre reprendre la main. Son ancien organisateurLuc-Michel Fouassier, nouvelliste et romancier, a quitté à regret ses fonctions d’élu en apprenant les malversations reprochées au maire d’Ozoir-la-Ferrière (voir ici et là les articles de Karl Laske sur cette affaire). Il témoigne auprès de Mediapart de la manière dont les exigences de rentabilité ont progressivement pris le pas sur sa volonté de défendre un genre qui lui tient à cœur et qu’il pratique lui-même régulièrement. Selon lui, le prix Ozoir’Elles décerné lors de ce dernier salon depuis 2008 serait même voué, àl’avenir, à récompenser un roman et non plus un recueil de nouvelles.
La production de nouvelles est pourtant plus abondante que jamais. Les ateliers d’écriture, où se composent essentiellement des textes courts, et leur corrélat immédiat que sont les concours de nouvelles, se multiplient depuis les années 1990, explique Martine Delort, qui souligne que les « années noires » de la nouvelle en France correspondent aux années 1980. Bernardo Toro, directeur de publication de la revue Rue Saint-Ambroise, note dans sa présentation de leur nouvelle collection consacrée aux grandsnouvellistes du XXe siècle que « l’attrait pour la nouvelle [...]semble faire retour aujourd’hui par un biais particulièrement fécond, celui de la création.Partout en France des ateliers d’écriture s’ouvrent, des concours se créent, des blogs d’auteur remettent la forme courte au centre de la pratique littéraire ».Alain Kewes le constate également en tant qu’éditeur : la « proportion de manuscrits soumis [est] sans commune mesure avec l’état de la lecture de nouvelles ».La production est d’autant plus abondante que le genre, du fait de sa brièveté, semble plus accessible. Pour la plupart des personnes interrogées, c’est justement dans cette abondance, préjudiciable àla qualité, que réside l’une des explications possibles du soupçon qui marque la nouvelle. Bien qu’elle soit conçue, dans l’idéal, comme « le lieu de l’apprentissage, de l’expérimentation, de la fulgurance » (Alain Kewes), la nouvelle souffre d’une apparence de facilité qui a pour conséquence immédiate cette disproportion entre offre et demande.
Un besoin de réel ?
Mais les raisons de ce soupçon ne tiennent pas qu’à des choix éditoriaux. Comme y insiste Bernardo Toro, il « existe des raisons littéraires pour expliquer la marginalisation de la nouvelle en France. Et au fond ce sont ces explications qui comptent vraiment». La nouvelle est-elle par essence un « genre mineur », voire un genre « d’arrière-garde», comme le prétend l’éditeur dans la nouvelle d’Éric Faye, «Quadrature » ? Ou au contraire, comme le considère Hubert Haddad, la nouvelle est-elle un « genre impeccable que le roman édulcore ou altère sous les espèces de l’infini, de l’ego, ou encore de la psychologie qui fusionne l’un et l’autre »[1]?Y a-t-il véritablement une hiérarchie des genres littéraires ? Si l’on se place du point de vue de l’auteur pratiquant les deux formes, l’écriture de nouvelles et celle de romans correspondent à deux énergies différentes. Pour Gilles Marchand, l’écriture de nouvelles est une « respiration » dans son travail de romancier. Quant à Éric Faye, il sépare ces deux pratiques au point d’avoir deux éditeurs distincts, l’un pour ses romans (Le Seuil, après de nombreux ouvrages publiés chez Stock), l’autre pour ses nouvelles et récits de voyages (José Corti).
La question souvent posée aux nouvellistes pratiquant également le roman (voire la poésie ou le théâtre) est de savoir quel est le genre le plus difficile. La réponse la plus évidente, bien que susceptible d’être taxée de normande, est qu’il s’agit de difficultés différentes. Il est certain, comme le souligne Alain Kewes, que « l’investissement en temps est moindre » et« qu’on écrit bien plus rapidement une mauvaise nouvelle qu’un mauvais roman ». Mais bien que cela entretienne une illusion de facilité expliquant l’abondance de la production, cela ne dit rien de l’exigence des critères de définition d’une nouvelle réussie.
Pour Martine Delort, «c’est un genre difficile, exigeant, pour les auteurs, pour les lecteurs, pour les journalistes et critiques qui ne savent pas en parler, pour les libraires qui ont du mal à la conseiller ».Ajoutons que cette difficulté est valable pour les éditeurs, souvent mal habitués às’emparer d’un recueil et à traiter à la fois les textes dans leur individualité et selon la manière dont ils entrent en résonance au sein du recueil ; cette difficulté explique, au moins autant que les critères marchands, leur réticence à en publier. Martine Delort souligne également qu’un bon auteur de nouvelles ne fait pas nécessairement un bon romancier et réciproquement. Considérer le roman comme le seul genre à même de s’inscrire dans le paysage littéraire conduit souvent à considérer la nouvelle comme un exercice, une étape de travail, presque un brouillon ou, pour le formuler plus élégamment, une esquisse qui ne serait pas forcément destinée à marquer la carrière de l’écrivain. C’est là encore une fausse idée de la « facilité » de la nouvelle qui est à l’œuvre et que contribuent à colporter certains concours. Gilles Marchand en témoigne, évoquant les conséquences néfastes de l’idée trop répandue qu’une nouvelle réussie est une nouvelle « à chute » : un concours dont il présidait le jury avait été jusqu’à inscrire ce préjugé au règlement, en faisant de la chute un des critères de qualification (que Marchand a demandé à supprimer). À ses yeux, cette injonction a pour effet de démotiver le reste du texte et de faire de la nouvelle au mieux un exercice de style, au pire un «gadget ». D’ailleurs les textes des grands nouvellistes américains, Raymond Carver en tête, se caractérisent justement par l’absence de chute et par l’attention portée de préférence au développement d’une situation psychologique. Pour Gilles Marchand, une nouvelle réussie est une nouvelle « plus longue à raconter qu’à lire ».
Les nouvellistes portent peut-être une forme de responsabilité dans l’invisibilité qui frappe leur genre, dans la mesure oùils ne sont pas nécessairement eux- mêmes de grands lecteurs de nouvelles. Pour Alain Kewes, le nouvelliste est encore plus individualiste que le romancier, et lit rarement les textes des auteurs aux côtés desquels il est publié en revue ou en recueil.
Assertion naturellement invérifiable, mais l’expérience semble accréditer cette vision quelque peu désolante des choses... Et lorsque Bernardo Toro lit dans l’abondance de la production un « intérêtgrandissant »pour la nouvelle, il n’est pas inutile de se demander si cet intérêt vise autant la lecture que l’écriture (ce qui, sans doute, pourrait toutefois s’appliquer en grande partie au roman)... Mais pour Bernardo Toro, le problème tient principalement « à une incapacité propre à la fiction courte de se renouveler ».Il précise : « En France tout se passe comme si la nouvelle n’avait jamais vraiment réussi à se défaire de la forme héritée du XIXe siècle dont Maupassant constitue à la fois l’aboutissement et le point de fixation. Le génie de Maupassant, dont on continue à lire et à enseigner les nouvelles comme des modèles du genre, a minimisé la révolution apportée par Tchekhov et par là même, empêché la nouvelle forme de faire évoluer l’ancienne. Privée de cette approche moderne, la nouvelle est devenue en France un genre somptueux, brillant et suranné qui ne parvient plus à saisir la complexité de notre monde. »
Ilévoque alors la nécessité qu’advienne une forme de « nouvelle nouvelle », inspirée des Russes mais aussi du monde anglo-saxon, de Virginia Woolf à Laura Kasischke, en passant par Katherine Mansfield, Raymond Carver ou encore Lucia Berlin. Car l’infamie frappant la forme de la nouvelle concerne surtout la nouvelle francophone, voire franco- française. Il existe un public, parfois considérable, pour la nouvelle étrangère, en particulier américaine (du Nord comme du Sud).
Le point de vue de Toro est d’autant plus éclairant qu’à lire les nouvelles de Virginia Woolf ou de Raymond Carver, on est frappé par la manière dont ces auteurs se singularisent par une attention au réel, la volonté de dire le monde par le prisme du quotidien, d’un détail (on songe à « Une marque sur le mur » de Woolf ou à « Tu veux que je te fasse voir quelque chose ? » de Carver). Or cette tendance ne semble pas caractériser la nouvelle telle qu’elle se pratique en France, oùelle prend souvent la question àl’inverse, utilisant une situation irréelle, voire fantastique, pour dire quelque chose du réel.
Il est bien sûr impossible de généraliser, néanmoins cette tendance s’illustre assez bien dans le dernier recueil d’Éric Faye, Nouveaux Éléments sur la fin de Narcisse. Les personnages y sont chaque fois confrontés à une situation fantastique qui fonctionne comme métaphore d’une position existentielle douloureuse. Avec une efficacité servie par l’élégance de son style, Faye exploite les ressources du fantastique pour explorer un rapport métaphysique au monde. Il revendique d’ailleurs d’employer ce prisme du fantastique comme manière « d’appréhender le réel et de parler du phénomène humain », ainsi qu’il le formule lui-même dans un entretien avec la revue Onuphrius.
Les personnages de ces nouvelles ont en commun de passer à côté de leur vie, par ennui, excès de travail ou aveuglement, mais surtout par incapacité à se défaire de la prison mentale qu’ils se créent eux- mêmes. Chaque fois leur vie se désagrègeà la faveur d’une expérience surnaturelle : perte de son ombre, impossibilité de revenir sur ses pas, temporalité fantaisiste... Ce goût pour le fantastique est, dans le corpus d’Éric Faye, plus propre à la nouvelle qu’aux romans (à l’exception peut-être de Nagasaki, qui reste sur la ligne de crête et s’apparente d’ailleurs plus à une novella), comme si la forme brève exigeait cette mise à distance du réel.
Dans l’une de ses nouvelles, François Coupry fait dire à son narrateur, enseignant en littérature : « Pourquoi les narrations qui prétendent dire le réel sonnent toujours plus faux que celles qui, d’emblée, nous plongent dans la fantaisie, le merveilleux, le fantastique, l’irréel ? »[2]Ce point de vue est recevable jusqu’à un certain point mais – sans rejouer la querelle du Cid – on peut aussi envisager que le succès populaire des nouvelles d’Olivier Adam et d’Anna Gavalda s’explique par leur ancrage dans le réel, qui répondrait à une attente du public contemporain.
Il est en tout cas possible d’émettre l’hypothèse que le « renouveau »de la nouvelle tel que Bernardo Toro l’appelle de ses vœux passerait par une plus grande adhésion aux questionnements spécifiques de notre époque, à un réel qui n’est pas nécessairement l’actualité, d’ailleurs, mais une forme d’universalité en prise avec le sens commun actuel, avec le Zeitgeist, de la même façon que les romans contemporains sont traversés par des préoccupations propres à nos temps (d’Édouard Louis à Michel Houellebecq en passant par Nathalie Quintane, David Lopez ou François Beaune, entre autres exemples).
Alain Kewes semble le croire, qui insiste (dans une enquêteédifiante publiée en 2017[3]) sur le fait qu’il s’agit de « montrer, faire entendre que la nouvelle n’est ni la babiole inachevée ni le diamant longuement poli que seuls quelques spécialistes sauront apprécier, mais qu’elle participe de la vie, qu’elle s’inscrit dans le quotidien des lecteurs, qu’elle [...]peut arrêter le cours ordinaire des choses, creuser un trou dans le temps ».
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[1]Hubert Haddad, «Abordage », préface au recueil collectif Le Rêve sans fin/Brèves n° 102, Atelier du gué, 2013, p. 2.
[2]François Coupry, « Le jour où j’ai su que je n’étais pas humain »,Brèves n°102, op. cit., p. 32.
[3]L’Encrier renversé n° 78, printemps 2017.
Quel avenir pour la nouvelle ?
Au terme de cette enquête, on peut s’interroger avec les différents acteurs sollicités sur l’avenir de la nouvelle. Est-on près de connaître le « printemps »dont parle Alain Kewes ? Éric Faye fonde quelque espoir sur les revues de nouvelles en ligne pour la survie du genre, mais tant que des décisions éditoriales ne seront pas prises par les acteurs les plus puissants du marché du livre, on ne peut guère imaginer que la situation s’améliorera.
Une autre manière de redorer le blason du genre tient dans la modification des pratiques, ce que les techniques d’impression actuelles rendent de fait plus envisageable. La baisse des coûts de production pourrait favoriser la fabrication de livres courts, et modifier le rapport à la nouvelle qui ne serait plus conçue comme faisant nécessairement partie d’un recueil mais comme un objet à considérer en soi.
Alain Kewes souligne son goût pour la nouvelle isolée – qu’il a d’ailleurs illustré, à l’occasion des dix ans de sa revue, en publiant chaque mois de l’année 2014 une nouvelle en plaquette, écrite par l’un de ses auteurs (dont lui-même). Il rappelle dans L’Encrier renversé la nécessité de « réaffirmer que l’œuvre est la nouvelle, pas le recueil de nouvelles ». Des maisons d’édition comme celle du Chemin de fer, ou Antidata déjà citée chez qui Gilles Marchand a publié nombre de textes courts, en ont d’ailleurs fait leur marque de fabrique. En effet les textes peuvent s’éclairer les uns les autres mais aussi se détruire, l’effet d’accumulation disqualifiant la puissance de chaque texte saisi en lui-même. Les plaquettes, de par leur prix modeste, permettent proportionnellement des ventes plus nombreuses et favorisent la diffusion de nouvelles de qualité.
Un exemple emblématique de cette efficacité potentielle de la nouvelle isolée est celui de l’exceptionnel succès de la nouvelle Matin brun, de Franck Pavloff, publiée en 1998 par les éditions du Cheyne et qui s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires. Elle continue de se vendre plus de vingt ans après sa parution, et sert régulièrement aux enseignants pour expliquer à leurs élèves les dangers du fascisme et de la pensée unique. Succès que justifient la qualité et l’originalité de ce texte coup de poing, à la fois poétique dans son universalité et en prise avec un réel toujours sensible – le choc que fut l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2002 a fait directement écho aux inquiétudes portées par ce texte métaphore, mettant en scène une dystopie oùla possession d’animaux domestiques « non bruns » est passible d’emprisonnement. Reste qu’en dehors de ces cas exceptionnels, des actions concrètes sont à mener par les autres acteurs de la chaîne du livre. Pour Alain Kewes (toujours dansL’Encrier renversé),« les actions de promotion devraient[...] porter avant tout sur la notion de plaisir, le bonheur de lire des nouvelles. Cela passe par exemple par des lectures publiques, en bibliothèques ou dans des lieux plus insolites, des lectures radiophoniques, des affichages [...]dans les trains, les aéroports, les vitrines, quitte à ce que cet affichage soit fragmentaire : incipits d’une dizaine de lignes aiguisant la curiosité, laissant entendre la musique à défaut de toutes les paroles ».Martine Delort, elle, insiste sur l’importance pour la défense de la nouvelle du rôle des bibliothécaires, qui sont peut- être ceux «qui la servent le mieux. Beaucoup d’entre eux, d’entre elles, ont compris quel formidable plaisir elle donne quand on la lit à haute voix, quels chemins d’accèsà la littérature elle ouvre aux lecteurs curieux, quels trésors elle réserveà ceux qui cherchent des pépites...».
Pour Nicolas Gruszkiewicz, le salut viendra de la bonne volonté des libraires. Il insiste aussi sur la nécessaire « rotation des titres » et sur une vigilance accrue : « Pour vendre de la nouvelle, il faut bien connaître son fonds et être à l’affût des nouveautés. Il y a quelques années, j’ai ainsi mis en avant et vendu autant que le meilleur des romans, Nuits de noces d’AstridÉliard et Entre les rounds de Rodolphe Barry. »Il ajoute que « la nouvelle peut se vendre, tout comme la poésie. Il suffit d’y mettre du sien et de s’impliquer davantage dans le choix des textes ».
De fait, Gilles Marchand souligne l’absence fréquente d’incitation à la lecture par les libraires, témoignant que lorsqu’il est invité en librairie pour son recueil de nouvelles, les piles de ses romans sont plus importantes, et que les libraires ont beau vanter les mérites de ses textes courts, ce sont les romans qu’ils mettent dans les mains des lecteurs.
Alain Kewes ajoute que les libraires les plus investis dans la défense de la nouvelle sont ceux qui ont pris conscience du fait que « leur intérêt, leur supplément d’âme,était lié à leur curiosité, leur capacité à dénicher l’objet rare ».À ce titre, la librairie Charybde à Paris fait aussi figure de héraut du genre. Pour Nicolas Gruszkiewicz, la tâche du libraire est avant tout de savoir identifier le lecteur. À ses yeux, il « existe un profil type du client lecteur de nouvelles : celui qui voyage ou qui a peu de temps pour lire et aime les textes concis et les chutes inattendues. Encore faut-il être à l’écoute de sa clientèle ».
Martine Delort se montre optimiste quant aux débouchés possibles : la nouvelle est « maligne, elle sait se faufiler dans d’autres territoires : les revues, la presse –surtout à l’étranger, le cinéma qui y puise tant de scénarios, les ateliers d’écriture, les festivals, les salons... ».Elle conclut : « Tous ceux, professionnels du livre, qui reprochent à la nouvelle de ne pas se vendre, feraient mieux de se reprocher de ne pas la vendre. Qu'ils cessent de parler de la nouvelle, et qu’ils parlent des nouvelles, toutes différentes, tellement jouissives et étonnantes, et dont ils ont l’honneur d’être les passeurs auprès des lecteurs. »
Toutes les personnes interrogées l’ont été – par mail, téléphone ou en personne – entre le 24 janvier et le 14 février.