Jaroslav et Djamila
(Jaroslav et Djamila)
En moi pleurent toutes les orphelines de guerre, les enfants martyres, mes tantes enterrées vives pour crime d'être nées filles". Sarah Vajda signe ici un roman d'amour, l'histoire éternelle d'un homme et d'une femme, de Jaroslav et Djamila. Elle, petite-fille de harki, dans la France des années 70, supernova aux échos éternels, échappée d'une carte postale mêlant Annecy et la petite maison dans la prairie, est désormais emmurée vive dans l'âge de l'impossible : celui de l'épouse soumise à un mari honnête, dans ce F3 du neuf trois, cité des poètes.
Djamila pourra-t-elle tomber amoureuse ? Il suffit de croiser un doux colosse slave au corps ouvragé par la vie des chantiers, de passage dans son exil de l'Ukraine jusqu'au-delà de l'Océan. Jaroslav, trois syllabes comme une valse. Les affres de la passion guettent et les conventions d'aujourd'hui sont en embuscade.
Bonus
Extrait 1
Jaroslav. À chaque pas, répétées les trois syllabes de son nom. Jaroslav. Porte battante vers un pays où elle n’irait qu’en rêve. Indifférente, l’actualité parfois évoquait une tresse blonde, un mafieux… Quelque formidable colosse en costume de serge bleue l’invitait à délaisser son air préféré pour mieux le retrouver. Jaroslav. La dernière valse. La première. L’unique. Sa nue propriété. Djamila levait ses yeux vitreux de trop d’introspection sur la pièce maîtresse du salon salle-à-manger, et désormais chambre-à-coucher, sa chambre, la chambre où en solitude, comme une vieille, la délaissée marmottait le nom du disparu, froissait dans ses mains lasses l’unique preuve. Djamila n’avait pas rêvé. Un certain Jaroslav avait surgi dans une vie à la lessive, au ménage, au repassage, à la cuisine, aux enfants, à l’ordinaire vouée de toute éternité. Pour l’éternité. Trois petits tours et s’était esbigné. Elle l’avait tant supplié de l’abandonner. À sa joie, croyait-elle. À son souvenir, répétait-elle. Ce fut à son chagrin. Emmurée vive.
Extrait 2
Nico hait l’idée de souffrance comme destin et chaque aurore le trouve attaché au mât, histoire de n’entendre pas les sirènes Résignation, Acceptation, toutes ces nobles dames qui essorent les cœurs jusqu’à les rendre plus durs que la glace. Madame, Monsieur, votre obligé. Bonsoir la compagnie. Le monde n’est qu’illusion, ce que nous en ferons, au bon son des flonflons. Quand par la porte des urgences de l’hôpital Beaujon de Clichy-sous-Bois-et-sur-Seine, Djamila a paru, bizarrement parée, son foulard rouge passion, sa chevelure noir ébène et son jupon de toile aux couleurs de la vie, orange de Majorque, Ay Carmela, Ay, pour arracher à ce jeune homme qui venait de passer le boulevard de la Vingtaine son ultime illusion, son cœur a battu chamade. Désirs de révolution, que pourriez-vous pour la femme qui pleure sa jeunesse volée, son amour en allé pour cause de rectitude morale ? Eût-il suffit à Djamila d’être moins sage, pour être plus heureuse ? Nico l’a cru. Il lui arrive d’y croire encore.
Extrait 3
Qu’imaginiez-vous, amis ? La pauvre Djamila, issue de la diversité, emmurée dans son F3 du Neuf-Trois, Cité des Poètes, regardant en boucle à l’heure du repassage Amour, Gloire et Beauté, Alerte à Malibu, Beverly Hills ? Vous vouliez savoir mon histoire ? Mon histoire est singulière. Toutes les histoires. Le crime capital de la modernité – pour cause de grand nombre, sept milliards de voix saturent le silence – aura été d’emmurer chaque tribu dans ses rites. Les Gaulois, les muslim, les Renois, les feujs, les gays, les… les… les… Je hais le pluriel dont on fait les charniers. Charniers d’âmes ou de corps. Le langage des publicitaires nous aura tous rattrapés et la crise d’adolescence et celle de sénescence. J’appuie sur la touche « pause ». Chassé l’amant parfait, j’ai cessé d’avoir mes règles à trente et un ans. Inutile d’être nubile. Puissances de l’hystérie, déjà mon hymen s’était refermé après la naissance du premier né. Misérable corps de femme. Ni dormir ni manger, à peine de quoi survivre. Cessant d’espérer, je survis – sous-vis serait plus juste. Le sort frappe sur tous les fronts… Je me crois de taille et d’estoc à le réduire en bouillie. Effet retour, c’est moi qui me retrouve cuite, recuite. Grillée. Fichue. Foutue. Out of order. Casablanca, été de mes quinze ans. Le béton fait son entrée dans ma vie. Il n’en sortira plus. Casa ou le Neuf-Trois, kif kif, mes frères… Pas la peine de monter la zick, le plain-chant des plombiers, et glou et glou, vient à bout de tout, de vos nerfs, de vos rêves, comme l’odeur des voisins rend inutiles encens et papier d’Arménie. Là-bas, ici, la même merde, à l’huile, eh oui ! Il en faut pour les poignées d’amour, promener ses appâts devant les hommes ; et eux, il leur en faut de l’huile pour faire briller leurs muscles et le reste… Le Maroc, harissa couleur sang et huile, la cuisine, le corps… Conseils à la vierge. J’ai jamais fait l’amour. Enfin, jamais comme dans les livres. Peut-être pour ça que j’ai fait ma princesse de Clèves, quand Jaroslav a paru. La peur est revenue. Immonde, glacée, peau de serpent. Aucune gloire. Juste de la maladie. Détruite. Leurs pensées en moi, entrées par les pores de la peau, m’auront contaminée. Ce n’est pas « aime-moi » que j’aurais voulu crier à Jaroslav mais « décontamine-moi ».
Fiche technique
Prix éditeur : 18,00 €
Collection : Nouvelle Marge
Éditeur : NOUVELLE MARGE
EAN : 9782955620007
ISBN : 978-2-9556200-0-7
Parution :
Façonnage : broché avec rabats
Poids : 250g
Pagination : 185 pages