François Maspero, notre allié substantiel
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »
René Char Feuillets d’Hypnos
Il y a cinquante ans, des presses de l’imprimerie « La semeuse » à Etampes, sortait le premier livre des éditions François Maspero, La guerre d'Espagne de Pietro Nenni. La parution de ce livre était comme une nécessité pour tous ceux qui, comme François Maspero, avaient l’Espagne au cœur. Un an auparavant, François Maspero avait ouvert la librairie « la Joie de Lire ». Depuis l’âge de vingt et un ans il avait choisi de faire du livre son métier.
Parce que nous pensons, comme le dit Aimé Césaire dans la revue Présence Africaine de novembre 1956, que : « la voie la plus courte pour aller vers l’avenir est celle qui passe toujours par l’approfondissement du passé. », nous vous proposons avec ce livre de cheminer en compagnie de François Maspero libraire, éditeur de 1958 à 1982, devenu ensuite l’un des écrivains et chroniqueurs contemporains qui porte, lucidement comme une blessure, le chant inachevé de nos espérances.
En 1959, quand François Maspero crée la maison d’édition qui porte son nom, l’armée française, depuis plus de dix ans, pour maintenir l’ordre colonial, assassine et exécute sommairement. Le Général Giap, en remportant la bataille de Dien Bien Phu, a permis au peuple vietnamien de remporter sa première victoire contre une puissance impériale. L’armée française s’engage alors dans la lutte contre le peuple algérien, cette guerre qui ne voulait pas dire son nom. La gauche politique défaite après son vote des plein pouvoir à Guy Mollet laissait libre le Général De Gaulle de manœuvrer pour son retour au pouvoir. Le peuple algérien subira de 1954 à 1961 les mêmes violences que celles que les armées de Bugeaud exercèrent en 1830 lors de la colonisation.
Cette dure grisaille, ces temps lourds des années cinquante, étaient parsemés de grains de sable, qui maintenaient l’espoir d’un autre monde, d’un autre universel, d’une autre fraternité. Ces grains de sables seront le sel du fonds des éditions Maspero.
En effet, dans les années cinquante de nouvelles pratiques théâtrales, culturelles et pédagogiques émergent des associations de l’éducation populaire, principalement des CEMEA (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active), nés durant le Front Populaire, et de Peuple et Culture de Bénigno Cacérès, né dans la résistance. Leur objectif :« former le peuple à une culture ''militante'' pour renforcer une république progressiste en lutte contre les forces réactionnaires et les puissances d'argent »
En 1956, la Sorbonne accueille le premier congrès international des écrivains et artistes noirs animé par Alioune Diop et les éditions Présence africaine . Edouard Glissant, l’un des participants au congrès, analyse cinquante ans après cette rencontre: « Ce qui aujourd'hui me paraît le plus évident à retenir, dans ce premier Congrès des écrivains et artistes noirs, en marge du vaste mouvement d'émergence des pays africains et de leurs diasporas, c'est ceci assurément, que les participants à un tel évènement pour la première fois en venaient à mettre ensemble leur vision et leur conception du monde… les textes des intervenants de la Sorbonne m'ont paru être une succession de confidences qu'ils se faisaient les uns les autres, une même manière de partager enfin leurs différences, et ces textes frémissent d'abord d'une impatience à se révéler mutuellement : " voilà comment nous sommes dans notre lieu, et voilà comment nous sommes debout dans le monde, et non plus sur la face cachée de la terre " »
En 1955, à Montgomery en Alabama aux USA, une femme noire Rosa Parks, refuse de céder sa place dans le bus à un blanc comme la loi ségrégationniste américaine l’exige. Après sa condamnation à dix dollars d’amende, la communauté noire décide du boycott des bus de Montgomery, il va durer un an, avant que la cour suprême juge illégale cette ségrégation. De cette action Eldrige Cleaver, l’un des fondateurs du Black Panthers Party dira : « A ce moment, quelque part dans l’immense mécanisme de l’univers, un engrenage de la machine s’enclencha »
En janvier 1959, le renversement de la dictature de Batista par la guérilla dirigée par Fidel Castro et Che Guevara offrait de nouvelles perspectives aux peuples dominés. Car depuis le début de « la guerre froide » toute velléité d’émancipation des peuples, soumis au partage du monde né de la seconde guerre mondiale, était étouffée dans le sang comme au Guatemala en 1954 ou à Budapest en 1956. La victoire de Fidel Castro a permis de lancer un débat qui allait traverser toute l’Amérique latine, et au-delà, tous les mouvements de libération nationale. Quelles sont les voies d’accès au socialisme ? Dans l’histoire de la seconde moitié du XXème siècle, la rencontre des organisations des luttes anticoloniales, prises dans l’urgence des combats, des résistances, et celle des organisations d’émancipation sociale au cœur des empires occidentaux, aux USA et en Europe de l’Ouest, qui aurait pu construire une alternative aux impérialismes, n’a pas abouti. Les divers congrès et rencontres de La Havane ont tenté de porter cette alternative politique, sociale et culturelle. Des femmes et des hommes ont espéré changer le monde, François Maspero en fut.
Pendant plus de vingt ans, la librairie et la maison d’édition de François Maspero ont été au carrefour des interrogations et des espérances pour la construction d’un autre monde. Aussi bien le temps des espérances des années 60, que le temps des défaites et de la reconquête par les forces conservatrices à partir du milieu des années 70. Le catalogue des éditions que nous publions dans son intégralité, c’est une première, démontre ce travail extraordinaire réalisé sans sectarisme. Avec cette volonté de faire comprendre, de faire connaître, quand nécessaire, de réhabiliter des écrivains essentiels comme Paul Nizan et de placer au plus haut la poésie, avec la collection « voix » et cela dès le début de la vie des éditions. Parce que dans la vie des hommes tout commence par un poème et que nous espérons toujours que la fréquentation des poètes permettra de changer le monde. Comme le dit Chris Marker dans la transcription du film Les mots ont un sens (ce film de 1969 était une commande de l’ORTF, mais il sera déprogrammé ): « Maspero, c’est quelqu’un pour qui les mots ont un sens. C’est bizarre à dire d’un éditeur, mais pour lui les mots ont un sens, les livres ont un sens ».
Dans un entretien à La femelle du requin Fanchita Gonzalez Batlle, qui occupa une place si importante dans la vie des éditions, exprimera le plus justement ce que furent les éditions: « […] Les Éditions Maspero, précisément parce qu’elles n’obéissaient aux ordres de personne, se sont fait coller des étiquettes par ceux qui trouvaient leur liberté suspecte. Traîtres au communisme pour les uns, trotskistes pour les pro-chinois et inversement, marchands de la révolution pour les situationnistes, ou platement tiers-mondistes. Toutes ces étiquettes sont aussi fausses que réductrices. La seule qui conviendrait, mais elle n’est pas idéologique, serait "dérangeante " ».
En 1982, François Maspero cesse toute activité au sein de la maison d’édition. La fatigue, la lassitude, l’épuisement ont eu raison de lui. L’injure épuise, François Maspero fut beaucoup injurié ; devoir se justifier fatigue, et François Maspero dut beaucoup se justifier. Devant les salariés de la librairie et des éditions, devant la presse, devant la justice et finalement face à ceux, auxquels, il avait cédé au franc symbolique le fonds des éditions pour créer les éditions de la Découverte. Qui déclarèrent que le fonds Maspero n’avait aucune valeur ! Aujourd’hui encore ils rééditent régulièrement nombre de titres de ce fonds…
En 1982, devenant écrivain et chroniqueur, François Maspero reprend sa liberté, il n’aura de compte à rendre à personne, sauf à lui-même. Et comme le dit Edwy Plenel dans la préface de L’honneur de Saint Arnaud ( livre si important pour comprendre la dynamique violente de la colonisation de l’Algérie) : « Les "salauds de tous les partis" ont sans doute crié victoire quand, en 1982, ils ont vu François Maspero renoncer à son métier d’éditeur. Mais il se sont réjouis trop vite, ils avaient oublié l’auteur. »
Patrick Chamoiseau, dans l’entretien qu’il nous a accordé, reprend l’idée que le nom Maspero est amarré à celui de liberté : « Maspero, pour moi, c’est d’abord une légende. Comme un mantra d’initiés, un vocable qui accompagnait l’interdit, le subversif, le marronnage, la résistance qui se prépare au bond. C’est aussi comme un bout de formule secrète qui inaugurait la mise en transformation de moi-même et du monde. »
Ce livre ne se veut pas exhaustif, nous savons les chemins seulement ouverts, à peine effleurés. Nous remercions toutes celles et ceux qui ont accompagné dans ce voyage. En ouvrant un chantier aux mille figures, ce livre nous parle aussi de demain, des espérances qui ne sont pas mortes, contrairement à ce que certains essaient de nous faire croire ; il nous faut seulement en chercher les nouvelles formes. We shall overcome…someday !
Bruno Guichard, la Maison des Passages.
Alain Léger, À plus d’un Titre.
Pierre Jean Balzan, La Fosse aux ours.